CHEZ NOUS, DANS LES ANNÉES CINQUANTE…

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01-06-2018

"Les Sapins verts " 1954

VANITÉ

NOTRE PETIT TOUR D’HORIZON


* C’est la première fois qu’il rentre du chantier, trônant sur la bruyante moto achetée quelques jours avant. Sa femme, ses enfants guettant son arrivée, l’applaudissent et l’embrassent. « On a dû te regarder le long du chemin, lui dit sa chère moitié ; par ici, ça va être une jalousie mortelle ». À ce moment, une tête s’avance derrière la fenêtre d’en face ; des yeux hagards contemplent la scène. « Ne vous en faites pas, paraît dire à ces triomphateurs, la terrible voisine ; nous l’aurons nous aussi sans tarder notre moto ; nous valons autant que vous autres ». Quelques instants après son mari rentre sur une vieille, mais vaillante encore, bicyclette.

- Ah ! mon cher, si tu savais la colère qui m’a secouée tout à l’heure quand j’ai vu l’énergumène d’en face débarquer de sa moto avec ce sourire niais et cet air de suffisance ! On aurait dit qu’il se prenait pour l’empereur de Chine. J’ai juré que toi aussi tu auras sous peu ta moto »..

On est bientôt à table ; tout naturellement, l’engin, objet d’une fiévreuse envie, fait les frais de la conversation : « Vois-tu reprend la femme, à côté de ces orgueilleux, il ne faut pas que tu aies l’air d’un pauvre diable. Une moto, mais ce n’est pas la mer à boire ! Nous retirerons de la Caisse d’Épargne ces économies qui devaient constituer notre poire pour la soif ; nous ferons un emprunt qui ne sera pas colossal. Et puis nous économiserons autant qu’il sera possible. Toi plus de Pernod ni de voyage inutile ; moi et les enfants, plus de cinéma ; à table, plus de bananes ni d’oranges. Mon cher, avec ça nous avons mis le coup à la cible. Toi aussi tu feras chaque soir, retour du chantier, ton entrée triomphale au village ».

Nous répondîmes au visiteur qui vint nous raconter ce combat où une famille allait s’engager pour ne pas être moins que ses voisins :

- Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi cette fièvre pour la posses­sion d’un enfin sur lequel on va peut-être demain trouver la mort ?

Notre visiteur fut de notre avis. Il nous rappela même en se retirant, cette sentence du mercredi des Cendres; « Souviens- toi, homme, que tu n’es que poussière et que bientôt tu retourneras en poussière ». Et nous lui ajoutâmes : « La moto en précipite plus d’un à la tombe tous les jours sans crier gare ».


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